Si un arbre tombe dans une forêt et il n’y a personne pour l’entendre, produit-il un son ? Le point de cette question philosophique, c’est que le son doit être perçu par quelqu’un pour être considéré un son. Si nous étendons cette métaphore aux langues, que se passe-t-il lorsque le nombre de locuteurs vivants d’une langue se réduit considérablement ? Quel est l’intérêt d’une langue s’il n’y a personne qui puisse la parler ?
Le nombre de langues en danger dans le monde est absolument stupéfiant, avec un nombre alarmant de langues qui disparaissent chaque année. Heureusement, des organisations telles que l’UNESCO et un réseau mondial de volontaires linguistiques se battent pour préserver certaines parmi les langues les plus menacées au monde, avant qu’il ne soit trop tard.
Un monde, des milliers de langues
Selon vous, combien de langues existent-ils ? Selon les Nations Unies, nous savons qu’il existe 195 pays et que la plupart pourraient identifier assez rapidement les langues les plus parlées dans le monde (le chinois, suivi de l’espagnol, puis de l’anglais). Dans cet esprit, que diriez-vous ?
À l’heure actuelle, plus de 7.000 langues sont parlées dans le monde – un chiffre époustouflant si l’on considère que l’ONU n’a que six langues officielles (anglais, arabe, chinois, espagnol, français et russe). Cependant, si vous considérez les pays un par un, vous pourrez constater qu’en Papouasie-Nouvelle-Guinée, une chaîne d’îles relativement petite, il y a plus de 850 langues. Alors, comment en sommes-nous arrivés là ?
Le judaïsme et le christianisme expliquent l’incroyable nombre de langues dans l’histoire de la Tour de Babel, dans laquelle Dieu punit les hommes pour avoir construit une tour jusqu’au ciel en les forçant chacun à parler une langue différente, puis en les dispersant à travers le monde. Mis à part la mythologie religieuse, la réalité, c’est que sur plus de 7.000 langues reconnues aujourd’hui, plus de 2.000 sont en danger.
Evaluation du degré de danger des langues les plus menacées
Les informations les plus détaillées sur les langues du monde sont disponibles auprès de l’UNESCO, qui classe les langues en danger sur la base du cadre de la Vitalité et disparition des langues. Commençant par « sûre » et se terminant par « morte », il existe quatre catégories intermédiaires pour classer le niveau de danger d’une langue.
Précaire
Comme tous les niveaux établis par l’UNESCO, le niveau de danger a beaucoup à voir avec l’âge des locuteurs. Les langues considérées comme « précaires » sont parlées par les générations adultes ainsi que par les enfants, bien que les enfants les parlent principalement à la maison, par opposition à l’école ou aux contextes formels. Un exemple de langue précaire serait le sicilien, parlé sur l’île au pied de la « botte » italienne, qui n’est plus enseigné à l’école.
En danger
Les langues qui sont « en danger » ne sont plus choisies par les enfants comme leur langue maternelle à la maison, car les parents s’en remettent à la langue principale plus couramment parlée lorsqu’ils conversent eux. C’est en grande partie à cause de l’influence écrasante de la langue plus largement parlée de la région, comme par exemple l’espagnol plutôt que la langue indigène des Mapuches au Chili.
Les exemples peuvent vous surprendre : le yiddish (qui utilise l’alphabet hébreu mais qui diffère de la langue hébraïque plus moderne); les dialectes lombard et ligurien, en Italie du nord ; en France, le provençal alpin et le franco-provençal, ainsi que le corse ; le gaélique écossais et même l’irlandais.
Bien que le nombre de locuteurs ne soit pas si bas, le fait que les enfants n’apprennent plus ces langues comme langue maternelle est plus que préoccupant, voire irréversible.
Sérieusement en danger
Pour expliquer l’importance d’une langue « sérieusement en danger », nous nous tournons à nouveau vers l’analyse des générations familiales. Ce degré de danger signifie que non seulement les enfants ne parlent ni n’apprennent plus la langue, mais que leurs parents peuvent simplement la comprendre, mais ne savent pas la parler. Cela ne laisse que la génération des grands-parents en tant que gardiens de la langue.
La France, encore une fois, dispose de plusieurs exemples de langues sérieusement en danger, notamment le breton, le provençal, le gallo, le jersey et le français de Guernesey. En ce qui concerne les pays nordiques tels que la Norvège, la Suède et la Finlande, ainsi que certaines régions de la Russie, certaines variétés de la langue saami sont également menacées de façon grave, comme le Lule Saami, le Kildin Saami, le Saami du Sud, le Inari Saami et le Skolt Saami.
Moribond
Lorsqu’une langue est « moribonde », les locuteurs ne se trouvent que dans la génération des grands-parents et n’ont peut-être même pas une compréhension complète de la langue, voire ne la parlent pas très souvent. C’est la dernière étape avant qu’une langue ne disparaisse complètement.
La langue hawaïenne, par exemple, bien qu’elle soit la langue officielle, est gravement menacée, en raison principalement de l’utilisation répandue du pidgin hawaïen, une langue créole non officielle combinant l’anglais et le hawaïen.
En Afrique du Sud, vous trouverez la langue Korana, et la seule femme qui la revendique comme langue maternelle refuse de la parler à des étrangers, y compris des linguistes.
En Grèce et en Turquie, les téléphones portables ont été accusés de la disparition des langues sifflantes créées par les bergers. Le besoin de communiquer sur de longues distances en sifflant est maintenant considéré comme obsolète par les jeunes générations, car les appels et les textos sont désormais possibles.
Au Brésil, une tribu amazonienne isolée parle le tariana, une langue en danger critique qui est en train de disparaître à un rythme alarmant en raison de la conviction que tous les gens qui parlent cette langue font partie de la même famille et doivent donc se marier et fonder de nouvelles familles avec des personnes d’autres langues autochtones.
Il y a ensuite le cas curieux d’Ayapaneco. La société Vodafone a décidé de préserver cette langue en danger, parlée dans la région de Tabasco au Mexique. Les seuls locuteurs d’Ayapaneco, deux vieillards âgés, ont refusé de se parler jusqu’à ce que Vodafone négocie un traité de paix en faisant appel à un fameux linguiste en tant que médiateur et en ouvrant une école de langue Ayapaneco portant le nom des deux hommes.
L’histoire, bien que charmante, s’est avérée être un coup marketing presque complètement construit. Aujourd’hui, il y a environ 15 orateurs et l’école était déjà en place avant l’arrivée de la société.
Les langues les plus menacées
Faire une liste des langues les plus menacées au monde est pratiquement impossible. Les dernières recherches indiquent qu’il existe environ 20 langues qui sont parlées par une seule personne chacune, mais la triste vérité est que, ces locuteurs étant tous assez âgés, ce nombre risque de changer à tout moment.
Pour vous donner une idée des langues qui sont actuellement les plus menacées, examinons trois cas spécifiques. Le premier, c’est la langue yaghan, parlée par un peuple qui habite la pointe la plus méridionale du Chili depuis plus de 10.000 ans et qui laisse derrière lui une femme simplement appelée Abuela (« grand-mère »). Son vrai nom est Cristina Calderón et elle habite dans la ville du bout du monde appelée Puerto Williams. Elle a même été déclarée « Trésor humain vivant » par l’UNESCO. Avec sa sœur et sa fille, elle a publié à Yaghan un livre de contes pour enfants que vous pouvez l’entendre lire.
#TesorosHumanosVivos 2009: Cristina Calderón Harban [DOCUMENTAL] from Patrimonio Inmaterial on Vimeo.
À des milliers de kilomètres au nord de Puerto Williams se trouve la petite ville d’Intuto, dans l’Amazonie péruvienne. Dans ce village habite un homme qui s’appelle Amadéo García García, le dernier locuteur vivant de Taushiro. Né dans une tribu complètement isolée et n’ayant aucun contact avec le monde extérieur, García a été obligé de chercher une ville missionnaire locale lorsque la maladie et les éléments ont réduit sa tribu à deux personnes : son frère et lui.
García a été honoré par le gouvernement péruvien pour sa contribution à la culture, tandis que les linguistes locaux s’emploient à créer un dictionnaire Taushiro et à enregistrer des histoires et des chansons. García, cependant, est parfaitement conscient du fait que, à son décès, la langue taushiro l’accompagnera.
A de milliers de kilomètres plus au nord, en Californie, Marie Wilcox a passé les sept dernières années de sa vie à rédiger un dictionnaire de sa langue autochtone, le Wukchumni. Avec sa fille, elle s’efforce de transmettre ses connaissances linguistiques aux jeunes générations, mais déplore le peu d’intérêt qu’elle suscite.
Celles-ci ne sont que trois des langues qui luttent pour leur vie, mais chacune a sa propre histoire, son héritage et ses habitants qui s’efforcent de la défendre. À Taïwan, une femme qui répond au nom de Pan Jin-yu a donné des cours de Pazeh, sa langue autochtone, jusqu’à son décès, à l’âge de 94 ans, en 2010. Ses élèves pourraient peut-être déchiffrer une partie de la poésie que cette langue a laissée derrière elle, mais ne pourront jamais récupérer complètement la langue.
Comment sauver les langues en danger
Bien que les perspectives puissent paraître sombres, des linguistes dévoués et des passionnés de langues du monde entier font leur possible pour préserver ces langues en voie de disparition. L’UNESCO compile méticuleusement son Atlas des langues en danger dans le monde, tandis que le nouveau Wikitongues recueille des vidéos de locuteurs natifs parlant dans leur langue pour la postérité. Si vous parlez vous-même l’une de ces langues menacées ou si vous connaissez quelqu’un qui le fait, vous pouvez enregistrer une vidéo pour Wikitongues. Sinon, vous pouvez faire un don à la cause.
Si vous avez la chance d’avoir, dans votre famille, des membres âgés encore en vie qui parlent une langue ou un dialecte local, prenez le temps de les apprendre, ou si vous en parlez une vous-même, transmettez-la à vos enfants. Si vous aimez vraiment les langues, vous pouvez en étudier une en voie de disparition dans l’espoir de la garder en vie. C’est le seul moyen de s’assurer que l’arbre qui tombe dans la forêt produise un son.
Sources :
- Casey, Nicholas. “Thousands Once Spoke His Language in the Amazon. Now, He’s the Only One.” The New York Times, 26 Dec. 2017, https://www.nytimes.com/2017/12/26/world/americas/peru-amazon-the-end.html.
- “Endangered Languages: the full list.” The Guardian, 15 April 2011, https://www.theguardian.com/news/datablog/2011/apr/15/language-extinct-endangered.
- Ethnologue: Languages of the World. 21st edition. https://www.ethnologue.com/ Accessed 19 Oct. 2018.
- Stein, Eliot. “Greece’s disappearing whistled language.” BBC Travel, 31 July 2017, http://www.bbc.com/travel/story/20170731-greeces-disappearing-whistled-language.
- Strochlic, Nina. “The Race to Save the World’s Disappearing Languages.” National Geographic, 16 April 2018, https://news.nationalgeographic.com/2018/04/saving-dying-disappearing-languages-wikitongues-culture/?user.testname=lazyloading:1.
- Tuckman, Jo. “Language at risk of dying out – the last two speakers aren’t talking.” The Guardian, 13 April 2011, https://www.theguardian.com/world/2011/apr/13/mexico-language-ayapaneco-dying-out.
- UNESCO Atlas of the World’s Languages in Danger. 2017 edition. http://www.unesco.org/languages-atlas/index.php Accessed 19 Oct. 2018.
- Wikitongues. https://wikitongues.org/. Accessed 19 Oct. 2018.
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